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6.12.25

C’est gratuit ? Non : c’est vous qui payez avec vos données.

On connaît tous la phrase : « Si c’est gratuit, c’est vous le produit. »

On l’a tellement entendue qu’elle est devenue une formule ressassée, presque vidée de son sens.
Et pourtant, à l’heure des Intelligences Artificielles, elle n’a jamais été aussi vraie, ni aussi inquiétante.

Chaque matin, vous faites la même routine : mails --> réseaux --> météo --> GPS.

Vous ne sortez pas votre carte bancaire.

Mais quelque chose passe quand même à la caisse : vos données.

Alors, combien “votre personne” vaut-elle sur Internet ?


Préparez-vous : ce n’est pas énorme individuellement… mais c’est énorme collectivement.

  • Pour Google, Meta & Co : 10 à 20 € par mois.

  • Pour l’ensemble des plateformes, appli après appli, trace après trace : 300 à 500 € par an.

Et vous, là-dedans ? Vous touchez… zéro.
C’est l’économie du “gratuit” : on vous offre le service, et vous offrez votre vie numérique.


Ce "contrat implicite" (et peut-être inconscient ?) ne date pas d'Internet : l'exemple de la carte de fidélité


Avant de blâmer les algorithmes, souvenons-nous que nous avons accepté ce marché il y a bien longtemps, dans les allées de nos supermarchés.

Rappelez-vous la dernière fois qu'on vous a demandé en caisse : "Vous avez la carte du magasin ?".

 Nous répondons presque tous "oui". En France, 94% des consommateurs possèdent la carte de fidélité de leur supermarché principal (selon une étude Ifop/Captain Wallet). C'est énorme.

Et d'après le "Baromètre 2012 de la Fidélité et de Fidélisation", une majorité de Français (58,4%) possèdent entre 3 et 10 cartes de fidélité.

Pourquoi l'avons-nous ? Pour économiser quelques centimes sur les yaourts ou recevoir un bon d'achat de 5 euros tous les six mois. Sans le savoir, nous avons signé un contrat tacite : "Je te dis tout ce que je mange, ce que je bois, si j'ai un bébé ou un animal de compagnie, et en échange, tu me fais une petite réduction."

C'était la première étape de la vente de nos données personnelles. C'était transparent, physique, et le gain semblait immédiat.

D'autres magasins ont recours à des méthodes plus pernicieuses en suivant chacun de vos pas dans un grand magasin : lire "Le Wifi nous trace dans les commerces"


Quel est le prix de vos données ? Comment l'évaluer ?


 La valeur de nos données personnelles se chiffre généralement en quelques dizaines d’euros par an pour un service donné, mais peut monter à plusieurs centaines d’euros par personne et par an si l’on additionne l’ensemble des plateformes et courtiers de données qui les exploitent. 

Il n’existe toutefois pas de “prix officiel” universel, car cette valeur dépend du contexte d’usage, du type de données et de l’équilibre entre offre et demande sur un marché donné.​


Ordre de grandeur en euros


Plusieurs approches donnent des estimations très différentes :

Publicité en ligne et réseaux sociaux :

En se basant sur les revenus publicitaires par utilisateur (ARPU), des analyses situent la valeur annuelle des données d’un utilisateur moyen entre environ 100 et 260 dollars/euros, soit de l’ordre de 10 à 20 euros par mois pour l’ensemble de l’écosystème publicitaire.​

Études européennes : 

Un think tank européen a estimé à environ 80 euros par an la part de valeur créée par les données personnelles pour un utilisateur moyen d’un grand service numérique, et autour de 500 euros par an en ajoutant les autres plateformes et intermédiaires de données.​

Enquête CNIL (France) : 

Une enquête croisant ce que les individus exigeraient pour vendre leurs données et ce que les entreprises accepteraient de payer aboutit à un “prix de marché” théorique d’environ 40 euros par mois et par personne pour un service donné, ce qui reste une construction économique plus qu’un tarif réel généralisé.​

Trois grandes façons de les évaluer


On distingue trois familles de méthodes, qui ne mesurent pas toutes la même chose :

  • Approche “marché publicitaire” (valeur pour les plateformes)

    • On part du chiffre d’affaires publicitaire par utilisateur (par exemple Meta, Google, l’ensemble de la pub en ligne) et on estime quelle part provient spécifiquement de la personnalisation permise par les données personnelles.​

    • Formellement, on peut approximer : valeur des données par utilisateur égale environ (revenus pub totaux par utilisateur) × (part due à la personnalisation), ce qui donne des montants de quelques euros par mois et par grand service.​

  • Approche “consentement / disposition à payer” (valeur pour l’individu)

    • Des enquêtes demandent combien une personne accepterait de recevoir pour partager ses données, ou combien elle serait prête à payer pour un service qui garantit plus de confidentialité.​

    • Les résultats sont dispersés : certains accepteraient moins d’un euro par mois, d’autres demandent plus de 200 euros, d’où l’idée d’une valeur qui n’est pas seulement économique, mais aussi morale ou psychologique.​

  • Approche “impact économique et risque” (valeur en cas de perte ou d’usage abusif)

    • On peut valoriser les données par :

      • Les gains qu’elles permettent (meilleur ciblage, coûts réduits, efficacité accrue).

      • Les pertes potentielles en cas de fuite ou d’usage abusif (amendes RGPD pouvant aller jusqu’à 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires mondial, atteinte à l’image, pertes clients).​

    • En pratique, certaines méthodes de “data valuation” en entreprise calculent la valeur d’un jeu de données comme : revenus générés + coûts économisés + valeur pour le client – coûts de collecte, stockage et gestion.​


Limites et angles morts


La valeur marchande n’épuise pas la valeur réelle des données personnelles :

  • Une même donnée (adresse mail, historique d’achats, données de santé, géolocalisation fine) n’a pas du tout la même valeur selon qui l’utilise, avec quelles autres données elle est croisée, et pour quel objectif (pub, assurance, crédit, surveillance, recherche médicale, etc.).​

  • Une donnée apparemment anodine peut, combinée à d’autres, devenir extrêmement sensible (profilage, discrimination algorithmique, ciblage politique), ce qui crée un écart entre ce que le marché paie et le coût social potentiel.​


Comment évaluer ses propres données en pratique ?


Pour un individu, “mettre un prix” sur ses données consiste surtout à clarifier trois choses :

  • Quelles données sont en jeu et à quel niveau de granularité :

    • Identité, coordonnées, historique de navigation, géolocalisation, achats, données de santé, données génétiques, etc.; plus c’est sensible et détaillé, plus la valeur (et le risque) est élevée.​

  • Quel bénéfice concret est obtenu en échange :

    • Service gratuit, réduction de prix, personnalisation utile, gain de temps, ou au contraire simple confort superficiel.​

  • Quel risque et quel coût d’opportunité :

    • Probabilité de revente à des tiers, de fuite, de profilage fin, de ré-identification, de discrimination, face au gain obtenu; l’évaluation peut se faire en se demandant le montant minimal que l’on demanderait pour accepter ce risque (votre “prix de réserve”).​

En résumé, si l’on regarde le marché publicitaire, vos données rapportent typiquement quelques dizaines d’euros par an à chaque grand service qui les exploite : si l’on additionne tout l’écosystème, on arrive à quelques centaines d’euros par personne et par an, mais la valeur qui compte vraiment pour vous inclut aussi les risques, la perte de contrôle et la dimension éthique, que les prix de marché ne reflètent que très partiellement.


Mais avec l'IA, l'enjeu change de dimension


Aujourd'hui, l'équation est devenue beaucoup plus complexe. Les nouvelles Intelligences Artificielles (comme celle qui m'aide à vous écrire cet article) sont des monstres affamés de données. 

Elles ne veulent pas seulement savoir si vous préférez le café ou le thé.

Elles ont besoin de tout : votre voix, votre façon d'écrire, vos photos, vos hésitations, vos questions les plus intimes. 

Ces données servent à "entraîner" des modèles pour qu'ils deviennent plus performants.

Le danger, c'est que contrairement au supermarché qui voulait juste vous vendre plus de produits, ces systèmes utilisent vos données pour prédire vos comportements, voire influencer vos opinions. 

La valeur de vos données n'est plus seulement commerciale, elle devient sociétale.


Alors, comment évaluer le juste prix ?


Je ne suis pas en train de vous dire de jeter votre smartphone ou de couper votre carte de fidélité en deux. L'objectif est simplement de reprendre conscience de la valeur de ce que vous donnez.

La prochaine fois qu'un service "gratuit" vous demande accès à vos contacts ou à votre localisation, posez-vous cette question simple : "Si je devais payer ce service avec de l'argent réel, combien donnerais-je ?".

  • Si la réponse est "rien", alors ne donnez pas vos données.

  • Si le service est précieux (comme un GPS qui vous évite les bouchons), alors le "paiement" en données peut valoir le coup.

Vos données sont une monnaie. Comme pour vos euros, c'est à vous de décider si l'achat en vaut la peine, ou si c'est trop cher payé.